Corbo: le Québec au point d’ébullition
Depuis quelques jours, le drame historique Corbo, premier long métrage très attendu de Mathieu Denis est à l’affiche sur les écrans du Québec. Le film raconte l’attentat commis par l’adolescent Jean Corbo (Anthony Therrien) en 1966 pour le Front de libération du Québec (FLQ) où il trouvera accidentellement la mort.
Au-delà des évènements qui sont racontés, cette histoire est intéressante et force la réflexion. En apparence, tout sépare Jean Corbo des militants québécois d’extrême-gauche issus des classes ouvrières qui deviendront ses compagnons d’armes. Né dans une famille bourgeoise italo-québécoise de Ville Mont-Royal, rien ne destinait cet adolescent promis à un brillant avenir à s’engager dans ce mouvement révolutionnaire responsable d’actes terroristes. À cette époque, à peine quelques années avant la crise de Saint-Léonard, rares sont les membres de la communauté italienne de Montréal qui choisissent de vivre en français, et à plus forte raison qui s’engagent pour l’indépendance du Québec. La trajectoire de Jean Corbo vers son triste aboutissement n’est pas banale et mérite qu’on s’y attarde.
Avec intelligence et nuances, le film raconte comment l’engagement politique pousse ce groupe de jeunes militants à poser des gestes irréparables. Ceux-ci réclament l’égalité économique, politique et sociale du peuple québécois dominé par les Canadiens anglais et cela, malgré les grandes réformes en cours de la Révolution tranquille. Mathieu Denis évite judicieusement les pièges du pamphlet, contrairement à Octobre de Pierre Falardeau. Le résultat : on ne sort pas indemne du visionnement de Corbo. Les spectateurs sont forcés de se positionner et de mettre à la place des protagonistes pour décider si dans une situation semblable, ils auraient agi de la même manière.
Quelques heures après avoir vu le film, je me suis entretenue avec Mathieu Denis, scénariste et réalisateur pour discuter de son premier long métrage.
MDA : Pourquoi avoir choisi de raconter l’histoire de Jean Corbo et non celle d’un autre acteur du FLQ?
MD : Jusqu’à un certain point, j’essaye de me comprendre moi-même à travers mes films et certains sujets s’imposent à moi. Avec Jean Corbo, j’avais la conviction que c’était une histoire pertinente à raconter et j’avais moi-même envie d’en savoir plus. Je fais des films d’abord parce que j’aime le cinéma, parce que c’est un art qui me fait vibrer et qui me passionne, qui est à la fois porteur de sens et d’émotions. Certains films me touchent et me font réfléchir. J’ai envie que mes films aient cet impact-là sur ceux qui vont les voir.
Je n’avais donc pas envie de raconter une simple anecdote à propos du passé, mais plutôt un sujet qui trouve écho dans le présent, qui soit encore pertinent aujourd’hui. Le cas de Jean Corbo a quelque chose de très contemporain, notamment à cause de son bagage familial. Il y avait une quête identitaire dans sa démarche et ça nous parle. Même si le Québec d’aujourd’hui n’est pas celui de 1966 qui était principalement blanc, catholique et francophone, la question identitaire se pose toujours puisque nous n’avons pas encore réalisé notre indépendance.
C’était aussi pertinent de parler de Jean Corbo et de son engagement parce qu’aujourd’hui, nous vivons de plus en plus comme une société atomisée, c’est-à-dire une collection d’individus qui vivent de plus en plus en pratiquant l’indifférence envers les autres.

Crédit: Max Films Média
MDA : Les premières scènes du film montrent Jean Corbo rejeté par ses confrères de classe et son enseignant au nouveau collège qu’il fréquente. Ne se sentant pas reconnu comme un des leurs, il aurait pu ne pas faire sienne la lutte des Québécois pour leur émancipation. L’engagement de Jean Corbo n’allait donc pas de soi.
MD : Même s’il était issu d’une communauté immigrante, Jean Corbo avait besoin de prendre part au monde dans lequel il vivait. Voilà pourquoi je trouvais important de présenter la famille et cette espèce de filiation qu’il y a entre le grand-père (Dino Tavarone), le père (Tony Nardi) et le fils. Le grand-père a été fortement humilié après avoir été emprisonné durant la Seconde guerre mondiale dans un camp d’internement en Ontario réservé aux immigrants d’origine italienne. Pendant cette période, sa femme est décédée et il n’a même pas pu assister à ses funérailles. Il a aussi perdu sa maison et son commerce. Suite à ces tragiques évènements, il n’a plus voulu entendre parler d’intégration à la société d’accueil. Il en est venu à la conclusion que quoi qu’il dise ou fasse, il serait toujours considéré comme un Italien, alors il s’est complètement retiré dans sa communauté.
Pour sa part, la réaction de Nicola, le père de Jean, lui aussi emprisonné dans un camp, est différente. Même s’il s’est senti humilié, il sortira moins marqué de cette expérience que son père puisqu’il était plus jeune au moment de la guerre. Sa manière de réagir est différente : pour ne plus que jamais une telle chose ne lui arrive, il a pris le pari de travailler fort pour faire de l’argent et acquérir un statut social enviable. Son intégration au Québec est donc matérialiste. Voilà pourquoi il est aussi ébranlé lorsque Jean, à qui il a offert un avenir doré sur un plateau d’argent, lui annonce sans ménagement qu’il refuse cette vie de bourgeois. Les aspirations de Jean sont différentes de celles de son père et son grand-père. Autour de lui, il voit des injustices et des inégalités sociales et veut mettre la main à la pâte pour faire en sorte que ça change.

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Photo: Philippe Bosse / Max Films Media
MDA : Comment avez-vous entendu parler de Jean Corbo?
MD : C’est mon père qui m’a raconté cette histoire lorsque j’étais plus jeune. À l’époque, les évènements l’avaient fortement marqué et lui sont toujours restés en mémoire. D’ailleurs, si Jean était encore en vie, ils auraient à peu près le même âge.
J’ai essayé de me mettre à la place de Jean et me suis demandé si j’aurais été capable du même genre d’engagement politique. La réponse, c’est non et ce constat est confrontant. Quand j’étais adolescent, il n’y avait pas de cause assez forte pour expliquer un tel engagement. J’ai donc eu envie de comprendre pourquoi la situation était devenue si différente et pourquoi ma génération est apolitique et un peu cynique. Ça m’inquiète car les choses ne peuvent que dégénérer lorsqu’on se désintéresse de notre propre destinée.
MDA : Mis à part Jean Corbo, quels personnages portés à l’écran dans votre film ont réellement existé?
MD : Tous les personnages ont existé ou sont nés de croisements de membres de cette cellule du FLQ. Plus particulièrement François (Antoine L’Écuyer) et Julie (Karelle Tremblay), sont des composites de personnages historiques. Par contre, les gestes qu’ils posent à l’écran et les évènements racontés sont véridiques. Quant à eux, Mathieu (Francis Ducharme, le dirigeant de la cellule, c’est Pierre Vallières et Robert (Jean-François Poulin), celui qui donne un atelier sur Frantz Fanon, c’est Charles Gagnon. Je n’ai pas caché leur véritable identité, même si j’ai pris la liberté de les présenter sous leur pseudonyme.
MDA : Comment les felquistes ont accueilli votre projet de film?
MD : Au cours de mes recherches, j’ai retracé quelques anciens membres du FLQ. Certains ont refusé de me parler car ils ont tourné la page et ne souhaitent pas ressasser le passé. La plupart étaient surpris que je surgisse pour discuter de ces évènements largement occultés par ceux d’octobre 1970. Ils ont à peu près tous une chose en commun : ils ne semblent pas conscients de la place qu’ils occupent dans l’histoire. Aussi, la plupart ignorent si leurs gestes ont une quelconque valeur puisque jamais personne ne leur en parle. Parfois, j’ai senti une certaine fierté d’avoir essayé quelque chose. En même temps, ils ont honte de ne pas avoir obtenu plus de résultats concrets et bien sûr, à cause des victimes.
MDA : Jusqu’à présent, vous nous avez habitué à des œuvres qui offrent une réflexion sur la société québécoise. Je pense à Corbo mais aussi à Laurentie, que vous avez coréalisé avec Simon Lavoie. Est-ce que le cinéma a une fonction pédagogique?
MD: Jusqu’à un certain point, j’essaye de me comprendre moi-même à travers mes films et certains sujets s’imposent à moi. Avec Jean Corbo, j’avais la conviction que c’était une histoire pertinente à raconter et j’avais moi-même envie d’en savoir plus. Je fais des films d’abord parce que j’aime le cinéma, parce que c’est un art qui me fait vibrer et qui me passionne, qui est à la fois porteur de sens et d’émotions. Certains films me touchent et me font réfléchir. J’ai envie que mes films aient cet impact-là sur ceux qui vont les voir.
Corbo est donc une contribution importante pour comprendre cette période trouble de l’histoire du Québec récent arrivé à son point d’ébullition. À l’heure où chez nous, le cinéma historique a moins la cote, Mathieu Denis prouve sans équivoque toute l’utilité de ce genre qui agit comme puissant révélateur de notre passé.
L’horaire de projection de Corbo dans la grande région de Montréal se trouve ici.
Myriam D’Arcy

Crédit André Chevrier