Mois : avril 2015

S’Appartenir(e), Soirée d’ouverture du Festival du Jamais LU 20

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Rencontre avec Emmanuelle Jimenez et Catherine Léger

Par Marco Fortier

Vendredi le 1er mai à 20 heures, au Théâtre aux Écuries, aura lieu la soirée d’ouverture  de la saison 2015 du Festival du Jamais LU. À l’affiche, la pièce S’appartenir(e) écrite par un collectif de huit auteures, réunies par Marcelle Dubois, directrice générale et artistique du Jamais LU, Brigitte Haentjens, directrice artistique du Théâtre français du Centre National des Arts à Ottawa, et Anne-Marie Olivier, directrice artistique du Théâtre du Trident à Québec. Le tout est mis en lecture par Catherine Vidal.

S’appartenir(e) est la toute dernière publication de la série Pièces publiée par la maison d’édition Atelier 10 et réunissant les auteures suivantes: Joséphine Bacon, Marjolaine Beauchamp, Véronique Côté, Rébecca Déraspe, Emmanuelle Jimenez,Catherine Léger et Anne-Marie Olivier. La ligne directrice du festival est reliée à l’appartenance, comme individu, communauté, société ou même culture. Pour cette soirée, la parole est donnée aux femmes, symbolisée par le « e » ajouté pour l’occasion au titre de la pièce.

J’ai eu la chance de m’entretenir avec deux des huit auteures et d’en apprendre davantage sur le processus d’écriture collective.

Emmanuelle Jimenez a plusieurs textes qui ont été joués sur diverses scènes du Québec, dont Du vent entre les dents (Théâtre d’Aujourd’hui – 2006), Un gorille à Broadway (Productions À tour de rôle – 2007), Rêvez, montagnes ! (Nouveau Théâtre Expérimental – 2009) et Le dénominateur commun (coécriture avec François Archambault, Théâtre Debout) lu pour la toute première fois au Festival du Jamais LU 2013 et monté à La Licorne en 2015.

Catherine Léger écrit surtout pour le cinéma et la télévision. Elle a coscénarisé le film La petite reine (2014) avec Sophie Lorain. Elle a aussi écrit des pièces telles que J’ai perdu mon mari (2014), Princesses (2011), Opium 37 (2008), et Voiture américaine (2006), texte pour lequel elle a gagné le prix Gratien Gélinas. Elle fait partie des 26 auteurs sélectionnés par Olivier Choinière pour l’écriture de la version 2014 de l’Abécédaire qui a aussi été publié dans la série Pièces.

MF : Tout d’abord, comment l’écriture est arrivée dans vos vies?

Emmanuelle Jimenez Source : Emmanuelle Jimenez Crédit photo : Andréanne Gauthier
Emmanuelle Jiménez
Crédit photo : Andréanne Gauthier

EJ : J’ai étudié en sciences politiques à l’Université de Montréal. Je cherchais à rencontrer des gens qui avaient envie de changer le monde. Malheureusement, je n’y ai pas trouvé les personnes engagées que j’aurais aimé rencontrer. J’ai apprécié mes deux années et je demeure très intéressée par l’actualité politique. 

Ensuite, j’ai été acceptée au Conservatoire d’art dramatique en interprétation. J’ai commencé comme comédienne mais je me suis très vite mise à l’écriture. Pour gagner ma vie, j’enseignais à des adolescentes du secondaire. Les œuvres au programme comportaient très peu de rôles intéressants pour les femmes et je  me suis un peu tannée de mettre des moustaches à mes élèves. J’ai décidé d’arrêter de chialer et d’écrire du théâtre sur mesure pour les groupes auxquels j’enseignais. Je me suis fait ainsi la main à la dramaturgie. Petit à petit, mon intérêt a grandi et, tout en demeurant comédienne, je consacre la plus grande part de mon temps à l’écriture de pièces pour grand public qui sont  produites professionnellement.

CL : Pour ma part, j’étais gamine lorsque j’ai commencé à écrire. Je ne sais pas pourquoi, c’est arrivé comme ça. À l’adolescence, j’ai écrit beaucoup de poésie, je rêvais de publier des romans. Malheureusement, je n’avais pas de discipline et j’ai trouvé dans le programme d’écriture dramatique à l’École Nationale de Théâtre cet encadrement dont j’avais besoin. Durant trois ans, j’ai suivi une formation intensive qui m’a permis d’acquérir la technique requise et avoir du souffle dans ma prose. C’est devenu mon métier. J’écris pour le théâtre, pour le cinéma et la télévision.

MF : Est-ce que le processus de création à huit auteures est bien différent qu’en solo?

CL : Ce n’est pas une création collective et chacune a écrit son texte. La difficulté d’écrire à plusieurs n’était pas présente dans ce projet. Savoir qu’on est huit à écrire sur un même thème, invite à aborder le sujet d’une manière originale, de trouver un angle différent pour s’assurer que le spectacle ne soit pas redondant. Chacune y est donc allée de façon très personnelle.

C’est extrêmement précieux cet espace-temps qu’elles nous ont accordé. Quand on écrit pour le cinéma et la télévision, on a rarement l’occasion de se pencher sur des sujets plus personnels. Elles ont créé un super momentum qui nous a habitées par la suite. La rencontre a été structurante, le groupe a réellement existé et chacune savait y trouver sa place.

EJ : Les trois instigatrices du projet, Marcelle, Brigitte et Anne-Marie, nous ont toutes réunies pour échanger sur notre façon de comprendre le thème. Nous sommes reparties la tête remplie d’idées, en ayant carte blanche. Nous disposions de quelques mois pour rédiger chacune un texte principal d’une dizaine de minutes et quelques plus petits textes qui pourraient être insérés dans le déroulement de la soirée.

Le travail d’aménagement des textes a été complété par Catherine Vidal, la metteure en scène et Marcelle Dubois. Elles ont colligé tous les récits et fait leurs choix. Le résultat est très éclectique : des prises de parole intimes, d’autres très engagées, de la poésie, des dialogues et des monologues.

MF : Le spectacle a déjà été présenté à Québec et Ottawa. Était-ce aussi sous la forme de lecture?

EJ : Oui c’est une lecture vivante, sans lutrin, avec une mise en espace et des projections sur écran. La scénographe Geneviève Lizotte, désirait aussi prendre la parole sur le thème S’appartenir(e) mais avec des images. La réaction a été au-delà de nos espérances.

Aussi, fait intéressant à noter : mis à part Éric Forget qui interprète le seul rôle masculin du spectacle, la distribution est entièrement assurée par les huit auteures.

MF  Comme ces pièces sont écrites et jouées presque uniquement par des femmes, est-ce que les hommes seront aussi interpelés par ce spectacle? 

EJ : Tout à fait. Dans mon cas, je me suis davantage intéressée au « e » dans S’appartenir(e). J’ai voulu faire un état des lieux de ce que je ressentais comme femme en 2015. La plupart des autres textes ne sont pas spécifiquement féministes. Les hommes ont un rôle important à jouer pour la cause des femmes.  

CL : Pour ma part, j’ai écrit un dialogue entre une femme et un homme. Elle est plus idéologique et lui plus terre-à-terre. J’aime les personnages féminins qui parlent de sexualité et disent des choses affreuses sans aucun scrupule, mais totalement en lien avec la réalité. Ce sont des choses que j’entends souvent dans la vie mais rarement dans la fiction. Ça me plaît beaucoup d’inverser les rôles en lui faisant jouer, à elle, la rebelle de droite et, à lui, une attitude plus ouverte, à gauche. 

MF : Emmanuelle, est-ce exact de ressentir de la rage, de la peur dans ton texte ainsi qu’un ardent désir de vivre heureuse malgré tout. 

EJ : Oui c’est bien ça. C’est un sujet que j’évite très souvent. Quoiqu’on en dise, c’est encore très délicat de parler de féminisme. C’est très risqué de se faire cataloguer comme étant radicale, frustrée. Les préjugés existent encore et pour moi, ce n’était pas du tout un thème facile à aborder. Je fais des allers-retours constants entre un désir de vivre dans la liberté et la haine qui existe contre les femmes qui me rattrape sans arrêt.  

MF : Et toi, Catherine, tu aimes donner des conseils comme tu le fais dans tes capsules humoristiques ?

Catherine Léger Source : Catherine Léger Crédit photo : Dominique Lafond
Catherine Léger
Crédit photo : Dominique Lafond

CL : C’est une formule que j’avais testée avec l’abécédaire et ça avait bien fonctionné. Dans les médias sociaux et dans les magazines féminins, on voit constamment apparaître des listes, plus souvent absurdes qu’autres choses, comme par exemple « 7 trucs pour envoyer votre homme au septième ciel ». Ça existe beaucoup dans la consommation rapide d’information. Je trouve ça lourd de voir comment on dit aux femmes comment gérer leur vie au féminin. J’ai choisi cette formule, en utilisant le second degré, pour aborder des sujets plus difficiles et avec humour. Quand j’arrive sur scène, il y a une musique à caractère très pop et je prends une attitude décontractée et faussement sympathique alors que je dis des choses horribles. 

MF : Merci et bon festival !

Vous pouvez voir S’appartenir(e) au Théâtre aux Écuries, le vendredi 1er mai à 20 heures. Les billets sont en vente ici.

Marco Fortier

Marco Fortier
Marco Fortier

Ouverture de la 14e édition du festival Jamais LU!

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Rencontre Marcelle Dubois, fondatrice

Par Marco Fortier

Jamais_lu_72dpiDu 1er au 9 mai prochain se tiendra l’édition 2015 du Festival Jamais LU, formidable évènement permettant la rencontre du public et passionnés de théâtre avec des auteurs qui présentent leurs textes tout juste achevés.

À l’occasion de la conférence de presse du dévoilement de la programmation qui s’est récemment tenue au Théâtre aux Écuries, je me suis entretenu avec madame Marcelle Dubois, fondatrice, mais aussi directrice générale et artistique du Festival du Jamais LU. Toujours radieuse, Marcelle Dubois est passionnée par son travail et intarissable sur le sujet. Elle vient tout juste de se voir décerner le Prix Sentinelle 2015 par le Conseil québécois du théâtre, qui souligne le travail de membres d’équipe de gestion et d’administration de théâtres pour leur contribution à l’épanouissement de la dramaturgie québécoise.

MF : D’abord, toutes mes félicitations! Qu’est-ce que ce prix représente pour toi ?

MD : Ce prix reconnaît le développement exponentiel des activités du Festival du Jamais LU au cours des dernières années. Ce qui me touche personnellement c’est de penser qu’en 14 ans on a pu faire émerger la place de l’auteur dans le milieu culturel. Sa parole est davantage reconnue comme un acte fondateur d’une communication avec le public.

MF : Pour le bénéfice de nos lecteurs, raconte-nous ton parcours professionnel et ce qui t’a amené à faire du théâtre.

MD : Je suis originaire du Témiscamingue. J’avais autour de 13 ans quand je suis arrivée à Montréal. J’ai fait un certificat à l’UQAM en création littéraire et j’ai beaucoup aimé  les cours sur la recherche, la réflexion et la psychologie de la création. J’ai réalisé que je voulais écrire, bâtir des univers et des espaces de prise de parole. En 2000, j’ai fondé ma compagnie Porteuses d’aromates. J’ai écrit et mis en scène mon premier texte « En vie de femmes » en 2001. C’était pour moi, une production école, avec toute la fraicheur d’un premier texte et tous les défauts associés à l’apprentissage.

Marcelle Dubois Source et crédit photo: Emmanuelle Lussiez
Marcelle Dubois
Source et crédit photo: Emmanuelle Lussiez

MF : Dans quel contexte est né le Festival du Jamais LU?

MD : À ce moment là, je travaillais comme serveuse au Café l’Aparté situé juste en face de l’École Nationale de Théâtre. C’était le repère des Falardeau, Luc Picard, Les Zapartistes, et Le Théâtre de la Pire Espèce. C’était un tel vivier, tellement électrisant. On y a créé le premier Festival du Jamais LU, il y a 14 ans.

MF : Comment le Festival du Jamais LU a évolué au fil des ans ?

MD : Le festival est né d’un désir de s’entendre entre auteurs et de se faire entendre auprès des professionnels et des institutions. Il y a 15 ans, il n’y avait pas beaucoup d’ouverture envers les artistes de la relève. Il a donc fallu prendre notre place. Aujourd’hui, le festival demeure une vitrine pour les auteurs. On travaille toujours avec la jeune génération, on cherche à découvrir de nouveaux talents et on prend des risques. Avec le temps, c’est aussi devenu un échange avec les personnes qui s’intéressent de plus en plus à notre événement et à l’art littéraire théâtral. C’est une façon unique de développer un lien privilégié et direct entre l’auteur et le public.

MF : Pourquoi, depuis trois ans, demander à un artiste différent d’assumer avec toi la direction artistique du festival?

MD : C’est venu d’une nécessité, car, en 2012, j’ai dû prendre un congé de maternité pour donner naissance à un garçon en avril, à peine un mois avant le début du onzième festival. J’ai donc invité Jean-François Nadeau à se joindre à moi en septembre et à contribuer dès le départ. C’était agréable de faire côtoyer des visions complémentaires. Même si je continue d’établir la ligne directrice, j’aime bien me faire provoquer ou lancer des défis qui m’amènent plus loin que si j’y étais allée toute seule. J’avais aussi envie d’agir comme incubateur de direction artistique et d’offrir des opportunités à des gens qui ont le talent requis pour le faire.

Cette année, je travaille avec Justin Laramée. En plus d’être un auteur que j’aime bien, et une personne passionnée qui a une vision, il assure la direction éditoriale de la nouvelle collection Pièces d’Atelier 10. Nous avons une appartenance d’esprit avec Atelier 10 et j’avais le goût de m’associer avec eux.

MF : La programmation 2015 est très intéressante. Veux-tu nous en dire quelques mots ?

MD : La ligne éditoriale est S’appartenir. Quand on prépare la programmation, on n’essaie pas de faire coller des textes à une thématique prédéterminée. On choisit d’abord les coups de cœur, parmi les 200 et plus propositions que nous avons reçues cette année, et on en déduit une thématique qui les unit. C’est fascinant de voir à quel point les auteurs sont des porte-paroles de l’air du temps. Le thème s’appartenir s’est imposé de lui-même car il était au centre de tous les projets qui nous avaient parlé. Les histoires sont différentes, les styles d’écriture sont multiples, mais la préoccupation d’appartenance, que ce soit comme individu, comme communauté, comme société, comme culture, elle est clairement présente. Par exemple, Le repeuplement des racines familiales est un texte assez acide de Maxime Carbonneau. Sans être engagé au sens premier du terme, il touche clairement à la notion d’appartenance. Une famille demande à un voisin de venir jouer le personnage d’un des leurs, un différent chaque jour, et évalue s’il est meilleur qu’eux dans leur propre rôle. Ça traduit bien l’importance du paraître dans notre société en opposition avec qui nous sommes en réalité.

Les auteurs qui participent à l'édition 2015 du festival. Source : Emmanuelle Lussiez Crédit photo : David Ospina
Les auteurs qui participent à l’édition 2015 du festival.
Source : Emmanuelle Lussiez
Crédit photo : David Ospina

Aussi, Comment frencher un fonctionnaire sans le fatiguer d’un collectif d’auteurs (les poids plumes) de l’Outaouais. Ça fait 10 ans qu’on invite des écrivains franco-canadiens au festival. Au début, on les cherchait. Maintenant on sent une nouvelle génération poindre, un regain de culture francophone dans ces régions, une affirmation forte et animée.

On accueille aussi une auteure française, Natalie Filion, qui viendra nous présenter son texte Spirit, qui est un dialogue intemporel entre des jeunes femmes contemporaines, colorées et pétillantes à Paris, et des fantômes des maîtresses de Lénine alors qu’il était en exil en France. Elles vont parler de la place des femmes dans l’histoire et des ambitions des femmes de notre génération.

MF : Que peux-tu nous dire sur ton plus récent projet, Habiter les terres, qui sera présenté dans le cadre du festival?

MD : C’est un texte sur lequel je travaille depuis trois ans avec le Théâtre du Tandem à Rouyn-Noranda, où je suis allée faire une résidence de création. J’avais envie de faire un travail anthropologique et d’aller voir les gens que je continue d’appeler les miens même si ça fait longtemps que je vis à Montréal. J’ai l’impression que mon ADN, mon imaginaire, sont modelés par ces gens là, ces paysages impossibles, cette ruralité très rude et en même temps magnifique. Quels sont les enjeux actuels de ceux qui décident d’y rester? J’y ai découvert des gens qui font vivre le mot pays au quotidien, des personnes qui ont été envoyées là, il y a 80-90 ans, c’est une région toute jeune. Plusieurs sont de vrais résistants, car ils sont constamment menacés de la fermeture de leur village, de la route qui les relie aux communautés voisines.

En utilisant la magie de l’écriture qui vient combler les trous de la réalité, j’ai écrit comme une fable où les gens pour se faire entendre vont kidnapper un ministre. C’est une pièce sur la ruralité mais aussi beaucoup sur les contre-pouvoirs. La question est très d’actualité avec ce qu’on voit au téléjournal ces temps-ci. Jusqu’où peut-on perturber l’ordre social pour faire entendre une cause noble ? Et à partir de quel moment on devient des terroristes et que notre fin n’est plus juste parce que nos actions ont dépassé les limites acceptées de l’ordre social ? Comment on arrive à se faire entendre pour vrai comme citoyen face au pouvoir ?

MF : Merci et bon festival !

Pour en savoir plus sur la programmation, visitez le site officiel du festival.

 

Marco Fortier

Marco Fortier
Marco Fortier

Corbo: le Québec au point d’ébullition

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CORBO_affiche_hiresDepuis quelques jours, le drame historique Corbo, premier long métrage très attendu de Mathieu Denis est à l’affiche sur les écrans du Québec. Le film raconte l’attentat commis par l’adolescent Jean Corbo (Anthony Therrien) en 1966 pour le Front de libération du Québec (FLQ) où il trouvera accidentellement la mort.

Au-delà des évènements qui sont racontés, cette histoire est intéressante et force la réflexion. En apparence, tout sépare Jean Corbo des militants québécois d’extrême-gauche issus des classes ouvrières qui deviendront ses compagnons d’armes. Né dans une famille bourgeoise italo-québécoise de Ville Mont-Royal, rien ne destinait cet adolescent promis à un brillant avenir à s’engager dans ce mouvement révolutionnaire responsable d’actes terroristes. À cette époque, à peine quelques années avant la crise de Saint-Léonard, rares sont les membres de la communauté italienne de Montréal qui choisissent de vivre en français, et à plus forte raison qui s’engagent pour l’indépendance du Québec. La trajectoire de Jean Corbo vers son triste aboutissement n’est pas banale et mérite qu’on s’y attarde.

Avec intelligence et nuances, le film raconte comment l’engagement politique pousse ce groupe de jeunes militants à poser des gestes irréparables. Ceux-ci réclament l’égalité économique, politique et sociale du peuple québécois dominé par les Canadiens anglais et cela, malgré les grandes réformes en cours de la Révolution tranquille. Mathieu Denis évite judicieusement les pièges du pamphlet, contrairement à Octobre de Pierre Falardeau. Le résultat : on ne sort pas indemne du visionnement de Corbo. Les spectateurs sont forcés de se positionner et de mettre à la place des protagonistes pour décider si dans une situation semblable, ils auraient agi de la même manière.

Quelques heures après avoir vu le film, je me suis entretenue avec Mathieu Denis, scénariste et réalisateur pour discuter de son premier long métrage.

MDA : Pourquoi avoir choisi de raconter l’histoire de Jean Corbo et non celle d’un autre acteur du FLQ?

MD : Jusqu’à un certain point, j’essaye de me comprendre moi-même à travers mes films et certains sujets s’imposent à moi. Avec Jean Corbo, j’avais la conviction que c’était une histoire pertinente à raconter et j’avais moi-même envie d’en savoir plus. Je fais des films d’abord parce que j’aime le cinéma, parce que c’est un art qui me fait vibrer et qui me passionne, qui est à la fois porteur de sens et d’émotions. Certains films me touchent et me font réfléchir. J’ai envie que mes films aient cet impact-là sur ceux qui vont les voir.

Je n’avais donc pas envie de raconter une simple anecdote à propos du passé, mais plutôt un sujet qui trouve écho dans le présent, qui soit encore pertinent aujourd’hui. Le cas de Jean Corbo a quelque chose de très contemporain, notamment à cause de son bagage familial. Il y avait une quête identitaire dans sa démarche et ça nous parle. Même si le Québec d’aujourd’hui n’est pas celui de 1966 qui était principalement blanc, catholique et francophone, la question identitaire se pose toujours puisque nous n’avons pas encore réalisé notre indépendance.

C’était aussi pertinent de parler de Jean Corbo et de son engagement parce qu’aujourd’hui, nous vivons de plus en plus comme une société atomisée, c’est-à-dire une collection d’individus qui vivent de plus en plus en pratiquant l’indifférence envers les autres.

Anthony Therrien et Tony Nardi, Corbo. Crédit: Max Films Média
Anthony Therrien et Tony Nardi, Corbo.
Crédit: Max Films Média

MDA : Les premières scènes du film montrent Jean Corbo rejeté par ses confrères de classe et son enseignant au nouveau collège qu’il fréquente. Ne se sentant pas reconnu comme un des leurs, il aurait pu ne pas faire sienne la lutte des Québécois pour leur émancipation. L’engagement de Jean Corbo n’allait donc pas de soi. 

MD : Même s’il était issu d’une communauté immigrante, Jean Corbo avait besoin de prendre part au monde dans lequel il vivait. Voilà pourquoi je trouvais important de présenter la famille et cette espèce de filiation qu’il y a entre le grand-père (Dino Tavarone), le père (Tony Nardi) et le fils. Le grand-père a été fortement humilié après avoir été emprisonné durant la Seconde guerre mondiale dans un camp d’internement en Ontario réservé aux immigrants d’origine italienne. Pendant cette période, sa femme est décédée et il n’a même pas pu assister à ses funérailles. Il a aussi perdu sa maison et son commerce. Suite à ces tragiques évènements, il n’a plus voulu entendre parler d’intégration à la société d’accueil. Il en est venu à la conclusion que quoi qu’il dise ou fasse, il serait toujours considéré comme un Italien, alors il s’est complètement retiré dans sa communauté.

Pour sa part, la réaction de Nicola, le père de Jean, lui aussi emprisonné dans un camp, est différente. Même s’il s’est senti humilié, il sortira moins marqué de cette expérience que son père puisqu’il était plus jeune au moment de la guerre. Sa manière de réagir est différente : pour ne plus que jamais une telle chose ne lui arrive, il a pris le pari de travailler fort pour faire de l’argent et acquérir un statut social enviable. Son intégration au Québec est donc matérialiste. Voilà pourquoi il est aussi ébranlé lorsque Jean, à qui il a offert un avenir doré sur un plateau d’argent, lui annonce sans ménagement qu’il refuse cette vie de bourgeois. Les aspirations de Jean sont différentes de celles de son père et son grand-père. Autour de lui, il voit des injustices et des inégalités sociales et veut mettre la main à la pâte pour faire en sorte que ça change.

Mathieu Denis  /  MAX FILMS MEDIA Photo: Philippe Bosse /  Max Films Media
Mathieu Denis /
MAX FILMS MEDIA
Photo: Philippe Bosse / Max Films Media

MDA : Comment avez-vous entendu parler de Jean Corbo?

MD : C’est mon père qui m’a raconté cette histoire lorsque j’étais plus jeune. À l’époque, les évènements l’avaient fortement marqué et lui sont toujours restés en mémoire. D’ailleurs, si Jean était encore en vie, ils auraient à peu près le même âge.

J’ai essayé de me mettre à la place de Jean et me suis demandé si j’aurais été capable du même genre d’engagement politique. La réponse, c’est non et ce constat est confrontant. Quand j’étais adolescent, il n’y avait pas de cause assez forte pour expliquer un tel engagement. J’ai donc eu envie de comprendre pourquoi la situation était devenue si différente et pourquoi ma génération est apolitique et un peu cynique. Ça m’inquiète car les choses ne peuvent que dégénérer lorsqu’on se désintéresse de notre propre destinée.

MDA : Mis à part Jean Corbo, quels personnages portés à l’écran dans votre film ont réellement existé?

MD : Tous les personnages ont existé ou sont nés de croisements de membres de cette cellule du FLQ. Plus particulièrement François (Antoine L’Écuyer) et Julie (Karelle Tremblay), sont des composites de personnages historiques. Par contre, les gestes qu’ils posent à l’écran et les évènements racontés sont véridiques. Quant à eux, Mathieu (Francis Ducharme, le dirigeant de la cellule, c’est Pierre Vallières et Robert (Jean-François Poulin), celui qui donne un atelier sur Frantz Fanon, c’est Charles Gagnon. Je n’ai pas caché leur véritable identité, même si j’ai pris la liberté de les présenter sous leur pseudonyme.

MDA : Comment les felquistes ont accueilli votre projet de film?

MD : Au cours de mes recherches, j’ai retracé quelques anciens membres du FLQ. Certains ont refusé de me parler car ils ont tourné la page et ne souhaitent pas ressasser le passé. La plupart étaient surpris que je surgisse pour discuter de ces évènements largement occultés par ceux d’octobre 1970. Ils ont à peu près tous une chose en commun : ils ne semblent pas conscients de la place qu’ils occupent dans l’histoire. Aussi, la plupart ignorent si leurs gestes ont une quelconque valeur puisque jamais personne ne leur en parle. Parfois, j’ai senti une certaine fierté d’avoir essayé quelque chose. En même temps, ils ont honte de ne pas avoir obtenu plus de résultats concrets et bien sûr, à cause des victimes.

MDA : Jusqu’à présent, vous nous avez habitué à des œuvres qui offrent une réflexion sur la société québécoise. Je pense à Corbo mais aussi à Laurentie, que vous avez coréalisé avec Simon Lavoie. Est-ce que le cinéma a une fonction pédagogique?

MD: Jusqu’à un certain point, j’essaye de me comprendre moi-même à travers mes films et certains sujets s’imposent à moi. Avec Jean Corbo, j’avais la conviction que c’était une histoire pertinente à raconter et j’avais moi-même envie d’en savoir plus. Je fais des films d’abord parce que j’aime le cinéma, parce que c’est un art qui me fait vibrer et qui me passionne, qui est à la fois porteur de sens et d’émotions. Certains films me touchent et me font réfléchir. J’ai envie que mes films aient cet impact-là sur ceux qui vont les voir.

Corbo est donc une contribution importante pour comprendre cette période trouble de l’histoire du Québec récent arrivé à son point d’ébullition. À l’heure où chez nous, le cinéma historique a moins la cote, Mathieu Denis prouve sans équivoque toute l’utilité de ce genre qui agit comme puissant révélateur de notre passé.

L’horaire de projection de Corbo dans la grande région de Montréal se trouve ici.

Myriam D’Arcy

Myriam D'Arcy Crédit André Chevrier
Myriam D’Arcy
Crédit André Chevrier

Rencontre avec Walter Boudreau, lauréat du Prix du Gouverneur Général

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Walter Boudreau Source : SMCQ
Walter Boudreau
Source : SMCQ

Le 9 avril dernier, Walter Boudreau, directeur artistique de la Société de musique contemporaine du Québec (SMCQ) recevait, notamment aux côtés du réalisateur Atom Egoyan et de Sarah Mc Lachlan, populaire auteure-compositrice-interprète et musicienne, le Prix du Gouverneur Général du Canada pour les arts du spectacle 2015. Cette récompense est la plus importante dans le domaine des arts. Elle lui a été accordée en reconnaissance pour les quarante années de carrière comme compositeur, chef d’orchestre et directeur artistique, ayant marqué le monde musical canadien. Walter Boudreau a écrit pour orchestre, petits ensembles, solistes, aussi pour le cinéma, le théâtre et le ballet. Il a plus d’une soixantaine d’œuvres à son actif. Cet honneur rendu était l’occasion parfaite pour réaliser un entrevue avec cet artiste de grand talent et dont la contribution est essentielle au développement de la musique contemporaine de chez nous.

Walter Boudreau a étudié au Québec, aux États-Unis et en Europe avec les grands maîtres de la musique contemporaine tel que Gilles Tremblay (Québec 1932), Serge Garant (Québec 1929-1986), Mauricio Kagel (Argentine – Allemagne 1931-2008), Karlheinz Stockhausen (Allemagne 1928-2007) György Ligeti (Hongrie – Autriche 1923-2006), Olivier Messiaen (France 1908-1992), Iannis Xenakis (Grèce – France 1922-2001), Pierre Boulez (France 1925).

MF : Bonjour Walter. D’abord, toutes mes félicitations pour le Prix du Gouverneur Général que tu viens tout juste de recevoir. Qu’est-ce que ça représente pour toi ?

WB : J’ai dit à gauche et à droite que c’est beaucoup plus intéressant que de recevoir un coup de pied au derrière! Bien sûr que ça fait plaisir. C’est une reconnaissance officielle à un très haut niveau. Je faisais la blague sur le coup de pied dans le derrière, ça fait tellement d’années que je me bats pour l’appréciation de la musique nouvelle et des compositeurs qui la pratiquent. Alors cette distinction me touche, me réconforte et me donne du courage pour continuer.

MF : Ce n’est pas le premier prix que tu reçois. Tu en as toute une collection. Est-ce que ça nous touche autant chaque fois ?

WB : En effet, je croule sous les médailles. En blague, je disais récemment que j’allais commencer à ressembler à un général russe! J’ai eu le Prix Molson du Conseil des Arts du Canada (2003), le Prix Denise Pelletier (2004), Chevalier de l’Ordre National du Québec (2013), membre de l’Ordre National du Canada (2013) , et bien sûr de nombreux prix Opus (1998, 1999, 2000, 2003, 2008), et maintenant le Prix du Gouverneur Général. Ça ressemble à une béatification, mais la sanctification n’arrive qu’après la mort…!

Plus sérieusement, on ne reçoit pas de prix tous les jours et il y a des traversées du désert entre chacun d’eux.. Ce sont des encouragements qui sont toujours agréables et réconfortants. Je suis un éternel combattant et j’apprécie l’énergie que ça me procure pour continuer à faire mon travail.

MF : Ton parcours est assez éclectique. Peux-tu nous le résumer ?

Walter Boudreau Source : SMCQ Crédit photo : Pierre Saint-Amand
Walter Boudreau
Source : SMCQ
Crédit photo : Pierre Saint-Amand

WB : Je suis né à Montréal en 1947 dans des circonstances dramatiques. Mon père, qui revenait tout juste d’Europe après avoir servi comme officier au sein du 22e régiment de l’armée canadienne durant la Seconde guerre mondiale, s’est noyé dans un accident de chasse. Ma mère m’a donc élevé à Sorel chez ma grand-mère maternelle. J’ai commencé à étudier le piano à 5-6 ans chez les Sœurs.

À 13 ans, j’ai appris le saxophone et j’ai joué dans l’harmonie du collège, ce qui a changé ma vie. J’étais maintenant entouré d’un grand nombre de clarinettistes, qui jouaient faux, d’ailleurs! Le saxophone m’a mené vers la musique populaire.  Et bien sûr, j’ai goûté au jazz, tout en continuant mes études de piano classique.

En 1966, je suis déménagé à Montréal et l’année suivante, je travaillais à l’exposition universelle. J’y ai rencontré Raoul Duguay, Claude Gauvreau et bien d’autres. En 1968, j’ai commencé des études à l’Université McGill, au Conservatoire de Musique de Montréal et à l’école de Musique de l’université de Montréal, tout en fondant l’Infonie avec mon ami Raoul Duguay. On y faisait de tout : du classique, du contemporain, de la rengaine, de la chansonnette, même de l’électro-acoustique.

Par la suite, j’ai poursuivi ma carrière de chef d’orchestre en allant étudier en Europe et aux États-Unis. J’ai finalement été nommé à la direction de la SMCQ et j’y suis depuis 27 ans.

MF : Comment arrives-tu à concilier toutes tes fonctions?

WB : Je fais une triple carrière, à la fois comme compositeur, chef d’orchestre et administrateur des arts. C’est très exigeant d’avoir la responsabilité de la destinée de la plus grande société de musique contemporaine en Amérique du Nord. Ça me permet de rencontrer des gens de différents milieux, d’échanger des idées et c’est très stimulant, intellectuellement, politiquement et artistiquement. Par contre, mes fonctions ne m’empêchent pas de me consacrer à la composition et pas une journée ne passe sans que j’y travaille.

MF : Depuis sa création, de quelle manière a évolué la SMCQ ?

WB : Au départ, c’était un rêve grandiose puisqu’en 1966, il n’existait aucune institution au Québec pour supporter la musique contemporaine. Conséquemment, peu d’œuvres étaient produites.  La SMCQ est née d’un regroupement de compositeurs et son premier concert a eu lieu le 15 décembre de cette même année. En 2017, nous fêterons le 50e anniversaire de la SMCQ.

Parmi nos réalisations, nous avons notamment créé la série Hommage, il y a presque 10 ans. Un des aspects fondamentaux de notre action est d’intégrer les compositeurs de musique contemporaine dans le milieu au même titre que le sont les poètes, les écrivains, les metteurs en scène, les dramaturges, les cinéastes.

En 2014, on a rendu hommage à Denis Gougeon et autour de 50 000 personnes, au cours de l’année, ont été exposées à sa musique dans plus de 200 événements, parce que c’est une initiative qui est partagée avec tout le milieu de la musique, pas seulement contemporaine. Cette année, c’est au tour de John Rea d’être mis à l’honneur.

Depuis maintenant 15 ans, nous avons développé un secteur jeunesse qui est absolument fantastique. Un des programmes s’appelle compositeurs en herbe. Des jeunes sont invités à partager leur composition et à recevoir des conseils de musiciens aguerris, le tout devant public.

Nous avons aussi le festival Montréal Nouvelles Musiques (MNM), le plus grand festival du genre en Amérique du Nord, créé en 2003 avec Denys Boulianne. Cette année, nous avons comptabilisé pas moins de 26 000 entrées. Chaque année, nous tentons d’agrandir notre auditoire, pour permettre de faire entendre le plus grand nombre d’œuvres de notre répertoire.

MF : Quel est ton concert le plus mémorable ?

WB : La Symphonie du millénaire que nous avons donnée sur le parvis et le stationnement de l’Oratoire St-Joseph devant 70 000 personnes. C’est une aventure invraisemblable que j’ai vécue comme compositeur, comme concepteur, comme organisateur, comme planificateur et comme interprète. On était 333 musiciens de 18 formations différentes. En cette période de morosité et d’austérité, les conditions gagnantes ne sont pas présentes pour faciliter une nouvelle performance de l’œuvre. Par contre, je suis en pourparlers avec des organismes en Europe et en Chine qui démontrent de l’intérêt.

Je souhaite éventuellement revivre un  projet similaire sur lequel je travaille depuis des années, la Symphonie portuaire, étalée sur 1000 kilomètres de Valleyfield à Gaspé.

MF : Quel est le prochain concert de la SMCQ ?

WB : C’est notre événement bénéfice annuel qui aura lieu le 20 mai prochain à la salle Pierre Mercure du Centre Pierre-Péladeau. À cette soirée, on fait un beau clin d’œil à la collaboration que j’avais eue avec Lorraine Pintal au TNM lors de la production de l’Asile de la pureté. On présentera donc des extraits musicaux et théâtraux : le prélude avec le chœur Mruta Mertsri, François Papineau nous récitera des textes en exploréen, Alain Lefèvre jouera la Valse de l’asile, on fera le troisième mouvement du concerto de l’asile, la charge de l’orignal épormyable dans sa version deux pianos. Ce concert est ouvert au grand public et toutes les informations se trouvent sur notre site.

Le 30 mai, je serai avec Alain Lefèvre à Ottawa pour diriger l’orchestre du Centre National des Arts lors du grand concert gala des prix du Gouverneur Général du Canada 2015, et on présentera un extrait du Concerto de l’asile, on fera la valse que j’ai réorchestrée spécifiquement pour l’occasion.

MF : Merci!

Pour connaître la programmation des concerts de l’Ensemble de la Société de musique contemporaine du Québec, visitez leur site en ligne ici.

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Marco Fortier

Marco Fortier
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