Mois : août 2015
La quête de sens de Bernard Émond
C’est vendredi dernier que prenait l’affiche Le journal d’un vieil homme, dernier long métrage fort attendu de Bernard Émond. Mettant en vedette Paul Savoie, Marie-Ève Pelletier, Marie-Thérèse Fortin et Patrick Drolet, le film est adaptation au Québec contemporain de la nouvelle Une banale histoire (1889) du dramaturge et écrivain russe Anton Tchekhov. J’ai assisté à la première projection montréalaise pour vous livrer mes impressions à la lumière de l’œuvre du cinéaste.
Ses jours étant comptés, Nicolas fait le bilan de son existence qui a été bien remplie. Scientifique admiré et respecté, il a été couvert d’éloges et de distinctions tout au long de sa carrière. Professeur dévoué, l’enseignement demeure la seule activité qui le nourrit toujours, de même que sa relation avec Katia, la fille de sa première épouse décédée depuis longtemps. Insomniaque et malade, ces derniers mois s’égrènent plus lentement lui semble-t-il que sa vie toute entière. N’ayant soufflé mot à personne de sa condition physique, Nicolas réfléchit à l’impact de son cheminement sur la vie de ses proches. S’étant éloigné de Barbara, sa seconde épouse et de leur adolescente, Nicolas se sent de plus en plus étranger à sa famille et s’emmure en lui-même. À l’inverse, il se sent impuissant et inquiet devant le mal de vivre dans lequel se vautre Katia depuis qu’elle a abandonné sa carrière d’actrice. Ce désarroi le force à réfléchir au rôle qu’il a rempli auprès des siens. A-t’il été un bon père et n’est-il pas passé à côté de l’essentiel en se consacrant surtout à ses travaux scientifiques ? Les derniers moments du vieil homme seront donc hantés par son questionnement existentiel et aucune réponse ne viendra apaiser ses tourments.

Source: Les Films Séville
L’ensemble de la distribution offre un jeu sans failles et saisissant de vérité. Paul Savoie incarne avec justesse le vieillard fatigué. Sa gestuelle lente, son corps voûté et son visage torturé, marqué par la douleur, donnent à penser qu’il porte le poids du monde sur ses épaules. De son côté, Marie-Ève Pelletier est convaincante en actrice ratée, déprimée et cynique. Finalement, Marie-Thérèse Fortin, qui nous a habitué à des rôles de femmes chaleureuses, maternelles et enveloppantes campe ici une Barbara froide et distante à laquelle on s’attache difficilement.
Ce dernier opus de Bernard Émond est à l’image de sa filmographie toute entière : la réalisation est sobre et réaliste, et l’action se déroule lentement, laissant respirer chaque scène pour qu’elles s’imprègnent à notre mémoire. Comme dans La femme qui boit, le personnage principal assure la narration, respectant ainsi le texte et le style de la nouvelle de Tchekhov. Oscillant entre la mélancolie, le fatalisme et l’espoir, les images tantôt sombres, tantôt lumineuses témoignent des déchirements du vieil homme.
Cette histoire aux accents mélancoliques très forts, où sans répit le personnage principal analyse sa déchéance physique qui le rapproche de sa dernière heure, est allégée par quelques touches d’espoir apportées par la beauté de la nature. Nicolas médite face à la rivière et se dit que, quoi qu’il lui arrive, cette beauté-là demeurera. Ici comme dans tous les films de Bernard Émond, la nature est synonyme de force et d’espérance. Dans La Neuvaine (2005), après de terribles évènements qui viennent bouleverser sa vie, Jeanne trouve refuge au bord du fleuve à Sainte-Anne-de-Beaupré où elle le contemple des heures durant pour s’apaiser. Dans La Donation (2009), cette même héroïne s’exile dans la forêt abitibienne, immense et écrasante à la fois, dont les charmes s’avèrent finalement convaincants. Et dans Tout ce que tu possèdes, ce sont autant les beautés architecturales du Vieux-Québec, le fleuve, que les magnifiques champs de Saint-Pacôme qui accompagnent la quête existentielle du professeur de littérature. Cette beauté porteuse d’espoir n’est d’ailleurs pas sans rappeler les dernières images de L’Âge des ténèbres du cinéaste Denys Arcand où la nature est aussi synonyme de liberté et d’espoir.
Les questions chères au cinéaste, qu’il a notamment développées dans sa trilogie sur les vertus théologales, soit la foi (La Neuvaine), l’espoir (Contre toute espérance), et la charité (La donation) sont discutées dans ce dernier opus, de même que la celle de la transmission abordée dans Tout ce que tu possèdes. C’est que le cinéaste est un véritable intellectuel qui profite de ses films pour réfléchir à la condition humaine et ainsi enrichir sa (et notre) compréhension du monde, Voilà pourquoi chacune des propositions de Bernard Émond est accueillie avec intérêt. Le journal d’un vieil homme ne fait pas exception. À l’occasion de sa sortie, j’étais donc très heureuse de m’entretenir avec lui pour discuter des thèmes qui le traversent.
Bernard Émond explique pourquoi il a choisi de porter à l’écran cette nouvelle : « Tchekhov est un conteur extraordinaire et un observateur formidable de la nature humaine. Ses grandes pièces de théâtre sont bien connues du public, mais c’est moins le cas pour ses récits et nouvelles. Voilà pourquoi j’espère donc que ceux qui verront le film iront lire cet auteur ».
Le récit du Journal d’un vieil homme se déroule dans le Québec contemporain, plutôt qu’en Russie à la fin du XIXe siècle. Cette adaptation a constitué un défi, comme l’explique Émond: « Une banale histoire est un texte tellement extraordinaire, d’une telle profondeur, subtilité. En l’adaptant, j’avais peur de le trahir et de passer à côté de l’essentiel. Même si mon film se déroule dans le Québec contemporain, j’ai fait tous les efforts possibles pour respecter l’idée de Tchekhov ».

Source: Les Films Séville
Le réalisateur raconte avoir découvert ce texte il y a maintenant vingt-cinq ans. À l’époque, il avait eu envie de porter cette histoire à l’écran, mais pour toutes sortes de raisons, la chose n’avait pu se concrétiser. Bernard Émond se sentait beaucoup plus proche de Katia puisqu’ils avaient le même âge et pouvait comprendre son mal de vivre même si de son propre aveu, il ne l’avait jamais ressenti avec une telle force. Aujourd’hui, c’est davantage la condition et les tourments de Nicolas qui le touchent : « J’ai 64 ans, soit quelques années de moins que le personnage de Nicolas et j’arrive donc au dernier quart de mon existence. Je n’y peux rien, c’est comme ça. Voilà pourquoi la réflexion que mène Tchekhov à travers le personnage de Nicolas sur le vieillissement qu’il aborde tout en finesse me touche énormément. Il ne dit pas que tout dans le fait de vieillir est un naufrage, mais nous raconte plutôt l’histoire d’un homme dont la vieillesse est un naufrage ».
C’est aussi la puissance du texte et ce qu’il révèle sur la condition humaine qui le bouleverse : « Comme toujours chez Tchekhov, il dit deux choses sur un même sujet : ici, il exprime à la fois de la gratitude envers l’existence et de l’effroi devant son côté parfois tragique. C’est-à-dire que même si la fin de la vie est difficile, ce qu’on a vécu, on l’a vécu. C’est le cas de Nicolas dont les succès de sa carrière demeurent malgré tout. De la même manière que la beauté qu’on a vue et l’amour qu’on a porté à nos proches ne s’envolent pas. Donc cet amour qu’il porte à Katia ne sera jamais perdu. Alors même si les derniers mois de Nicolas sont difficiles, il parle quand même de son amour de la vie. Je trouve extraordinaire cette complexité dans l’œuvre et la réflexion de Tchekhov ». D’ailleurs, cette idée que rien n’est perdu est aussi exprimée au tout début du film La Neuvaine, alors que le personnage de Jeanne pleure la perte de son enfant emporté par la maladie en très bas âge. Quand elle affirme à son médecin que son bébé aurait mieux fait de ne jamais naître, il lui rappelle que cet amour-là ne sera jamais perdu.
À l’instar du personnage de la nouvelle de Tchekhov, Nicolas vit comme un étranger au sein de sa famille. Même s’il se sait condamné à mourir, il ne tente aucun rapprochement avec son épouse et leur fille, mais accueille plutôt la chose comme une fatalité. Cette idée, qu’on puisse se sentir indifférent à ses propres enfants est taboue et très rarement exprimée avec franchise. Pourtant, Bernard Émond ne craint pas de heurter les sensibilités du public : « Ce sont des choses qui arrivent. Heureusement, au cinéma, nous ne sommes pas obligés de respecter le formatage des téléromans. C’est curieux parce qu’aujourd’hui, au cinéma, on peut transgresser autant comme autant, avec des scènes de viols, de massacres qui ne choquent pas, mais une femme qui s’est éloignée de son mari, ou des parents qui en arrivent à se sentir étrangers devant leurs adolescents, ça choquerait? Il vient un temps où ils deviennent absolument insupportables et forcément, les relations sont très tendues avec les parents. Je pense donc que ça fait partie de la vie et qu’on peut le montrer à l’écran ».

Source: Les Films Séville
Une des scènes fortes du film montre un échange entre Katia et Nicolas qui lui reproche son oisiveté, depuis qu’elle a abandonné le théâtre. Jouissant d’un héritage confortable d’une vieille tante, Katia ne fait rien de significatif pour occuper son temps ce qui, pense Nicolas, exacerbe son désarroi. Cet idée, d’une vie utile, consacrée au travail est de moins en moins valorisée dans nos sociétés modernes où l’on fait une belle part à la consommation et aux loisirs. Bernard Émond se voit-il ramer à contre-courant de son époque? « Je vais résumer de mémoire un proverbe arabe : il faut se préoccuper tout à la fois des sept générations qui nous précèdent, et des sept qui nous suivent. En clair : il faut vivre avec la conscience du passé, en exprimant de la gratitude pour l’héritage qu’on a reçu, mais aussi, en ayant l’obligation de le transmettre. Il faut faire en sorte que le monde soit encore vivable dans sept générations. Dans le monde contemporain qui est le nôtre, on se comporte comme avant nous, il n’y avait rien eu et après nous, c’était le déluge! On est en train de couper les liens qui nous relient au passé et comme si la planète allait pouvoir soutenir ce rythme de consommation effréné encore longtemps. On est en train de rendre l’avenir invivable, mais on s’en fout ».
Au sujet de notre rapport au passé, ou plutôt de cette absence de rapport au passé, Bernard Émond précise : « Devrons-nous être obligés de réinventer Balzac à toutes les générations? J’ai l’impression qu’on n’enseigne plus l’histoire, les classiques de la littérature, ni ceux du cinéma. Il semblerait que l’attitude pédagogique la plus courante soit de donner à l’élève ce qu’il veut comme s’il était un client. Alors que moi je pense qu’être prof, c’est être sévère pour qu’il ait envie de se dépasser, c’est faire en sorte qu’il lira Guerre et Paix de Tolstoï à 16 ans. Cette idée, qu’on tranche définitivement note lien avec l’histoire m’effraie et me préoccupe constamment ».
Comme dans la plupart de ses films, il est question de la foi dans Le Journal d’un vieil homme, des doutes qu’elle suscite et des réponses qu’elle est censée apporter. Nicolas accueille la mort comme une fin définitive, plutôt qu’un passage vers un autre monde. Il pense à son corps qui flanche plutôt qu’au repos de son âme. En même temps, comme le personnage de Jeanne dans La Neuvaine qui n’est pas croyante mais qui se réfugie à Sainte-Anne-de-Beaupré et cherche des réponses au malheur qui s’abat auprès d’un prêtre, Nicolas se désole ne pas croire en Dieu. Il s’en désole parce que cette absence de convictions religieuses laisse un vide en lieu. Peut-être que s’il avait eu la foi, ces derniers mois lui auraient paru moins pénible? Rien n’est moins sûr, comme l’affirme le réalisateur : « Il y a des croyants pour qui cette idée de mourir n’est pas plus facile. On imagine toujours à tort qu’être croyant c’est rassurant car on ira retrouver nos parents disparus au paradis. Il y en a pour qui même si la foi est profonde, ne prennent pas ces histoires aussi littéralement. Je connais des gens croyants pour qui l’idée de la vieillesse et de la mort est prise dans une perspective plus légère mais ça ne règle pas tout. Probablement que la vie de Nicolas aurait été plus légère s’il avait cru en Dieu, mais il reste même pour les croyants une incertitude, un doute, car qui sait ce qui advient après la mort? ».
Le plus beau moment du film réside sans nul doute dans une discussion très tendue entre Nicolas, Katia et son ami Michel Murray, professeur de philosophie. Ce dernier les qualifie tous sans exception d’incultes et d’illettrés. À ce cynisme, Nicolas offre une magnifique réponse en affirmant avec autorité toute sa foi en la jeunesse. Il demande alors à son collègue comment il peut espérer enseigner quoi que ce soit à ces jeunes s’ils lui inspirent autant de mépris. À ce sujet, Émond se confie : À mon sens, la tirade de Nicolas est l’une des plus belles du film. Il m’arrive d’avoir la tentation du cynisme alors je me retrouve un peu dans les propos de Michel Murray. Je n’aime pas ça et je lutte contre ce cynisme-là. Le monde va plus que mal et c’est difficile de ne pas être un peu cynique. Par contre, je pense que la réponse offerte par Nicolas est juste; même malade, même affaibli, il affirme que le désir d’apprendre de ces jeunes-là est intact. On vit une époque qui peut paraitre difficile mais l’avenir est long! Dans ce texte de Tchekhov, on sent l’espoir, on sent l’amour de la vie ».
Ainsi, la sortie d’un film de Bernard Émond n’est jamais banale puisque le cinéaste a jusqu’ici construit une œuvre considérable, qui va souvent à contre-courant des sujets à la mode et des tendances. À tort, souvent ils sont qualifiés de sombres. Pourtant, chacun d’eux montrent les ressorts, la force et les qualités humaines qui permettent de se ressaisir quand on croit tout perdu. Certes, sans être inaccessibles, les films d’Émond sont exigeants. Surtout, ils nous habitent longtemps car ses thèmes sont puissants et universels. Pour cette raison, l’œuvre du cinéaste s’inscrit dans la courte liste des classiques de la culture québécoise.
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L’horaire des projections du film Le Journal d’un vieil homme :
- Montréal (et la grande région)
- Québec
- Gatineau
- Sherbrooke
- Trois-Rivières
Filmographie choisie de Bernard Émond
- La Neuvaine (2005) : disponible en magasins et dans les clubs vidéos.
- Contre toute espérance (2007) : disponible en magasins, dans les clubs vidéos et en ligne sur ITunes.
- La donation (2009) : disponible en magasins, dans les clubs vidéos et en ligne sur ITunes.
- Tout ce que tu possèdes (2012) :disponible en magasins, dans les clubs vidéos et en ligne sur ITunes.
Myriam D’Arcy

Crédit André Chevrier
Éléphant : petite histoire d’un grand succès

À l’occasion de l’édition 2015 du Festival Fantasia qui s’est déroulée du 14 juillet au 5 août dernier, a été présenté le film Montréal Blues, du réalisateur Pascal Gélinas. Ce film qu’on croyait perdu depuis 1972, soit très peu de temps après sa sortie en salle, a échappé de justesse à la disparition grâce à la petite équipe d’Éléphant – mémoire du cinéma qui a réussi à restaurer l’œuvre dont les bobines avaient été fortement endommagées par la rouille et la moisissure. Ce petit miracle, la productrice Marie-Josée Raymond et le réalisateur Claude Fournier, co-directeurs de l’organisme, peuvent s’enorgueillir de quelques autres depuis le lancement de la plateforme en 2008. Le prétexte était donc parfait pour discuter avec les artisans de la soirée de la mission fondamentale et vitale que remplit Éléphant pour la préservation et la diffusion de notre patrimoine cinématographique.
Le soir de la projection, la salle était bondée pour voir enfin ce long métrage, fruit d’une création collective par la défunte troupe de théâtre Le Grand Cirque Ordinaire (1969-1977), réunissant à l’époque Raymond Cloutier, Paule Baillargeon, Gilbert Sicotte, Jocelyn Bérubé, Suzanne Garceau, Claude Laroche et Guy Thauvette. Le film met en scène un groupe d’ami dont certains dirigent le Montréal Blues, un restaurant d’alimentation naturelle géré en coopérative qui rencontre les membres d’une troupe de comédiens et de musiciens. Bien rapidement, des différends philosophiques forcent ces jeunes revoir leur mode de vie communautaire qui ne peut souffrir de toutes formes d’autorité et de règles. S’ensuivent alors de douloureuses ruptures amoureuses et remises en question existentielles.
Le cinéma comme véhicule de notre histoire
Montréal Blues témoigne bien des mœurs de son époque, comme l’explique Pascal Gélinas : « Le film est un portrait de cette jeunesse et rappelle sa façon de s’exprimer, mais aussi ses valeurs d’espoir et de partage teintées d’utopie, même si c’est nécessaire à cet âge-là. Elle pense détenir toutes les réponses, mais se rend bien compte qu’elle n’est pas nécessairement plus heureuse que les générations qui l’ont précédée. On assiste alors à un aveu d’humilité lorsque ces personnages prennent conscience de leurs limites et de celles de leur mode de vie ».

Gélinas se réjouit également de voir revivre pour un instant la troupe du Grand Cirque Ordinaire, qui a connu un grand succès à son époque en plus de révolutionner le théâtre au Québec : « Je suis aussi très heureux que grâce au travail d’Éléphant, le Grand Cirque revienne dans l’actualité. À l’époque, la troupe avait suscité un intérêt certain chez les jeunes qui adoraient ses créations collectives. En plus de Montréal Blues, ils ont monté quatre pièces de théâtre et organisé plusieurs soirées d’improvisation où le public était invité à participer. Au cours de ces tournées, ils ont attiré plus de 180 000 spectateurs. Par la suite, l’engouement a été tel que grâce à l’impulsion du Grand Cirque, des ligues d’improvisation se sont créées un peu partout au Québec. On peut donc penser qu’ils sont à l’origine de la Ligue nationale d’improvisation ».
De son côté, Marie-Josée Raymond semblait tout autant ravie que Gélinas au lendemain du visionnement public de Montréal Blues: « Les films parlent de nous et constituent des outils de connaissance pour le reste du monde. Ils témoignent de la culture et racontent l’histoire, le cheminement d’une société. C’est fascinant à quel point les réalisateurs jettent un regard perspicace sur une époque, même s’ils ne s’en rendent pas toujours compte sur le coup. Je discutais récemment avec Yves Simoneau, qui a réalisé Les Yeux rouges ou les vérités accidentelles (N.D.L.R. : également présenté dans le cadre du Festival Fantasia). Très à l’avant-garde, le film était à l’époque rempli de flashs sur la société québécoise. Dans Montréal Blues, je me rappelle une scène remarquable où le personnage joué par Jocelyn Bérubé donne sa définition de la jalousie. C’est intéressant de voir à quel point les choses ont changé depuis les années 70, au temps de l’amour libre et des communes. Tous les films ont des choses à nous apprendre. Voilà pourquoi chez Éléphant, nous restaurons et numérisons tous les films, et pas seulement les chefs d’œuvres ».
Aux origines du projet Éléphant
Lancé en 2008 par Québecor qui finance l’ensemble de ses activités, Éléphant a pour mission de devenir la mémoire du cinéma québécois en restaurant, puis numérisant l’ensemble de nos longs métrages de fiction. C’est une tâche pour le moins ambitieuse que se sont donnée Marie-Josée Raymond et Claude Fournier car au terme de l’exercice, plus de 1200 titres seront conservés. Une fois numérisées, les œuvres sont disponibles en vidéo sur demande sur Illico pour les abonnés de Vidéotron, et depuis 2013, en ligne sur ITunes partout dans le monde. Comme l’explique la productrice, au début de l’aventure, le projet n’allait pas de soi : « Autour de nous, les gens trouvaient le projet fou et irréalisable, et pour cause : l’acquisition des droits de films produits voilà plusieurs décennies, et dont la compagnie de production avait changé de propriétaires à quelques reprises n’était pas une mince affaire. Ensuite, il fallait bien trouver les bobines de tous ces films puisque certaines ne sont pas toujours complètes ou en état d’être restaurées. ».
C’est en 2006, à l’initiative de Pierre-Karl Péladeau, alors président et chef de direction de Québecor, que le projet est né : « Pierre-Karl se désolait que les films de répertoire, ceux jadis présentés dans les ciné-clubs, n’étaient à toutes fins pratiques plus disponibles pour le grand public. D’une part parce qu’il y avait de moins en moins de projecteurs en opération, et d’autre part, parce que les copies de ces films se faisaient rares. Il nous a donc donné le mandat, à Claude Fournier et moi, de voir comment nous pourrions numériser, restaurer et rendre accessibles tous les films du Québec » explique-t-elle.

Crédit: Claude Fournier
Tout était donc à imaginer et à faire puisqu’aucun modèle de pareille entreprise n’existait pour guider le couple. Dès le début de l’année 2007, ils se mettent au travail. Ils planchent sur un protocole technique, une marche à suivre pour restaurer et numériser les œuvres, ainsi que sur un protocole légal en vue de simplifier l’acquisition des droits des films. Des négociations sont alors entamées avec les syndicats des professionnels concernés pour établir le montant des redevances versées aux artistes. « Les syndicats ont reconnu qu’Éléphant est un projet patrimonial et collaborent avec nous, notamment pour compiler la présence des acteurs dans les films, ce qui permet ensuite de les payer. Nous offrons ce service aux producteurs pour leur simplifier la tâche » relate-elle.
Cette conception du mandat de l’organisme comme étant patrimonial, Québecor l’assume jusqu’au bout. En effet, l’entreprise ne tire aucun profit des activités commerciales d’Éléphant, même si jusqu’à présent, pas moins de 16M$ ont été investis pour financer les travaux de restauration des œuvres, la publication annuelle d’un répertoire des titres, la publicité, l’administration du site web qui au fil du temps, est devenu un outil de références incontournable sur le cinéma québécois. C’est d’autant plus admirable qu’Éléphant est le seul organisme privé dans le monde s’ayant donné pour mission d’être le gardien du patrimoine cinématographique de sa société : «Nous voyons Éléphant comme un service public. Pour nous assurer de redonner le maximum aux artistes, nous redistribuons l’ensemble des profits aux artistes, même si le CRTC nous autorise à garder 28% de chacune des locations. De son côté, Vidéotron garde un montant minime, soit 10%, pour aider à payer les coûts liés à l’utilisation de leurs serveurs et bandes passantes.» explique la productrice.
D’ailleurs, c’est avec une fierté non-dissimulée et tout à fait légitime qu’elle raconte comment le travail de sa petite équipe est reconnu à l’international : « En juillet dernier, au festival du cinéma de Bologne, le président du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, qui organise également le festival Lumière à Lyon, entièrement consacré aux films de répertoire, nous a cité en exemple. Il a affirmé que nous étions très en avance sur le reste du monde. Ça été une très belle journée! »
À la question de savoir comment le catalogue annuel des restaurations est établi, elle explique « On priorise ce qu’on trouve. Par exemple, pour le film À corps perdu de Léa Pool, je suis sur une piste pour retrouver la bande originale. Aussi, suite au décès du producteur Jean Dansereau, son épouse nous a téléphoné pour nous dire qu’elle avait découvert plusieurs bobines dans son hangar. Voilà comment nous avons retrouvé celles de Montréal Blues. Je travaille donc au gré des découvertes et des demandes que nous recevons.
Le rôle fondamental de la Cinémathèque québécoise
En mars dernier, de nombreux acteurs de l’industrie du cinéma, dont Denys Arcand, Micheline Lanctôt, Marie-Josée Raymond et Claude Fournier tiraient la sonnette d’alarme pour dénoncer les conséquences désastreuses du manque de financement étatique récurrent de la Cinémathèque québécoise. Pourtant, depuis cinquante ans, l’institution remplit une mission fondamentale en documentant et sauvegardant le patrimoine audiovisuel québécois, en étant le dépositaire légal de nos œuvres cinématographiques. Pour mémoire, un projet de fusion avec Bibliothèque et Archives nationales (BANQ) était alors envisagé. L’affaire avait fait grand bruit, si bien que le gouvernement avait été forcé de reculer. D’ailleurs, par le biais d’un article publié sur ce blogue, j’avais joint ma voix à celle des artistes pour demander qu’un financement adéquat soit octroyé à la Cinémathèque, dont les collections sont difficilement accessibles pour le public ne pouvant se déplacer à sa médiathèque, et qui, faute de moyens, tarde à prendre le virage numérique. À toutes fins utiles, c’est tout un pan de notre cinématographie, et principalement nos films documentaires, qui échappe aux cinéphiles. La chose est d’autant plus regrettable qu’il n’y a qu’à se tourner vers l’Office national du film (ONF) pour constater à quel point ce virage peut être profitable. En effet, l’organisme offre aux internautes plus de 3000 documentaires, films d’animation et fictions dont elle détient les droits. Avec des moyens financiers suffisants, voilà un exemple qui mériterait d’être suivi par l’institution québécoise.
Le centre d’archives de la Cinémathèque étant le principal lieu où s’alimente l’équipe d’Éléphant lors de la restauration d’un film, le manque de financement affecte et ralentit parfois considérablement ses activités, comme l’explique la productrice : « Si nous ne rencontrons pas d’obstacles majeurs, il faut compter en moyenne de 3 à 4 mois pour la restauration d’une œuvre. La plupart du temps, les bobines sont conservées à la Cinémathèque. Par contre, comme l’institution souffre d’un manque criant de financement, beaucoup d’archives sont entreposées sans avoir été classées, ce qui nous complique considérablement la tâche. Je tiens à préciser que son équipe fait un travail extraordinaire mais elle manque de moyens. Parfois, je sais que des éléments d’un film s’y trouvent car son réalisateur se rappelle les y avoir déposé, mais parfois, allez savoir où exactement s’ils n’ont pas encore été traités! »
Pourtant, malgré ses appels répétés auprès du gouvernement du Québec, rien ne bouge : « J’ai soulevé le problème aux différents ministres de la culture qui se sont succédés ces dernières années en plaidant pour l’embauche de personnel supplémentaire pour rattraper le retard accumulé dans l’archivage et le classement des dépôts. Il faut se rappeler qu’en 2012, l’institution avait dû annoncer un moratoire sur les nouvelles acquisitions parce qu’ils ne savaient plus où entreposer son matériel. Comme le gouvernement ne soutient d’aucune façon les activités d’Éléphant qui devrait être assumées par l’État, on pourrait au moins nous faciliter la tâche.»
Le souci de la transmission
Pour l’heure, il y a quand même lieu de se réjouir et de saluer le travail exceptionnel accompli par la petite équipe d’Éléphant. Car en plus de son programme de restauration de notre cinéma, l’organisme fait du mentorat pour assurer sa relève. Ce souci de la transmission qui anime les dirigeants d’Éléphant ne s’arrête pas qu’au patrimoine cinématographique. En effet, Marie-Josée Raymond et Claude Fournier ont les yeux tournés vers l’avenir et souhaitent assurer leur relève dans un secteur, où tout est à bâtir. En plus de plaider pour l’ajout de cours portant sur la restauration des œuvres cinématographiques au baccalauréat en cinéma de l’UQAM, ils octroient depuis l’an dernier la bourse Jean-Claude Lauzon qui vise à encourager l’innovation dans le domaine de la production médiatique visuelle.
Également, auprès des étudiants de cette même université, ils ont lancé en mai dernier le concours Maisonneuve, me reconnais-tu? où les participants sont invités à réaliser un court métrage de quelques minutes à partir d’extraits de films de différentes époques où la métropole est mise en valeur. Fort du succès de cette première édition, les organisateurs du concours songent à l’étendre à toutes les écoles de cinéma de la métropole : « Au moment du 375e anniversaire de Montréal, nous pourrons dire : voilà ce qu’Éléphant pense de Montréal » ajoute-t-elle.
Finalement, en novembre prochain se tiendra la 2e édition de l’évènement intitulé Éléphant ClassiQ, consacré aux films numérisés et restaurés. Organisé en partenariat avec la Cinémathèque québécoise et l’UQAM, ce rendez-vous du cinéma offrira des projections de films, mais aussi, des conférences et des ateliers de formation sur les techniques de restauration et la recherche de financement. Plusieurs invités internationaux réputés figurent viendront discuter de l’importance à financer des projets patrimoniaux comme celui d’Éléphant. Notons la présence d’Alain Juppé, ancien premier ministre français et l’un des instigateurs du programme d’investissements de l’État français, mieux connu sous le nom de « grand emprunt » ayant notamment soutenu des projets de recherche et d’innovation dans le domaine des nouvelles technologies. Ces subventions ont notamment permis au producteur et distributeur Gaumont de restaurer et numériser son patrimoine cinématographique. D’ailleurs, Nicolas Seydoux, membre de la famille fondatrice de Gaumont, participera aux ateliers offerts dans le cadre d’Éléphant ClassiQ, ainsi que Pierre-Karl Péladeau.
Cet évènement risque fort d’être intéressant et sera, entre autres choses, l’occasion de réfléchir au rôle de plus en plus important – et j’oserais même dire vital – des mécènes dans le secteur des arts et de la culture. Grâce aux activités philanthropiques d’entreprises privées qui remplissent parfois, comme c’est le cas avec Éléphant, une mission qui devrait être du ressort de l’État, certains de nos musées, théâtres et salles de spectacles arrivent à maintenir une programmation de qualité. Si le désengagement du gouvernement dans la culture est proprement scandaleux, il faut saluer le soutien de de ces entreprises qui souvent à leur façon, contribuent au développement de notre nation. J’aurai d’ailleurs le loisir de revenir sur ce sujet dans une prochaine chronique.
Myriam D’Arcy

Crédit André Chevrier
Guibord s’en va-t-en guerre: projections simultanées à Montréal et Locarno!
C’est hier soir sur la Piazza Grande du Festival de Locarno en Suisse qu’avait lieu la première mondiale du très attendu Guibord s’en va-t-en guerre de Philippe Falardeau. Comme le public québécois devra encore patienter jusqu’au 2 octobre pour voir le film, à l’initiative du distributeur, une projection toute spéciale avait lieu en plein air à l’Esplanade du Parc Olympique. Quelques 1000 personnes ont pu assister à l’évènement grâce à différents concours organisés par les médias.
Malgré le ciel menaçant, la foule était dense et l’ambiance, enjouée. Il faut dire qu’aucun détail n’avait été laissé au hasard pour rendre la soirée aussi sympathique que possible : le parterre ressemblait à s’y méprendre à celui érigé pour les festivaliers suisses et un macaron arborant le slogan de notre désormais candidat préféré était remis à chaque participant. Tourné un peu plus tôt au moment de monter sur la scène du festival pour présenter son film, Philippe Falardeau a enregistré un court vidéo où en chœur, les 6000 spectateurs suisses nous ont transmis leurs salutations. Le ton était donné!
Satire politique redoutablement efficace, Guibord s’en va-t-en guerre raconte comment Steve Guibord (Patrick Huard), député fédéral indépendant d’un immense comté situé au nord du Québec, est propulsé à l’avant-scène de l’actualité politique canadienne. À la faveur du hasard, Guibord détient le vote décisif qui pourrait plonger le Canada en guerre. Incapable de se décider, et encouragé par sa fille et son épouse (Suzanne Clément), Guibord se lance dans une consultation populaire auprès de ses électeurs qui sera suivie de Vancouver jusqu’à… Port-au-Prince! Cette occasion lui offrant une « fenêtre de démocratie directe » l’amènera à sillonner son comté qui deviendra rapidement le terrain d’affrontement des Amérindiens, militants pacifistes et entrepreneurs miniers qui verront dans cette consultation l’occasion rêvée de marchander leur appui. Entre les exigences des différents lobbies et les jeux de coulisses politiques, le député tentera de rester fidèle à ses principes et ses engagements, ce qui ne sera pas une mince affaire! Dans son aventure démocratique, Guibord sera accompagné par Souverain Pascal (Irdens Exantus), attachant et efficace stagiaire haïtien fraîchement débarqué au Québec.

Le dernier opus du cinéaste chouchou des Québécois sortira en salle au début du mois d’octobre, soit quelques jours avant que nous soyons réellement convoqués aux urnes. Gageons que la fiction rejoindra la réalité en nous offrant ensuite de savoureuses intrigues politiques puisque les projections laissent présager l’élection d’un gouvernement minoritaire. En pareille situation, nous avons quelques fois été bien malgré nous les témoins de quelques revirements rocambolesques tel que la défection de l’ancienne députée conservatrice Belinda Stronach, laissant esseulé Peter Mackay dans son champ de patates, ou encore l’inoubliable et télégénique appel à la nation de Stéphane Dion.
Pour ma part, mon choix est fait et le 2 octobre prochain, je vous invite massivement à voter du bon Guibord!
Myriam D’Arcy
Crédit André Chevrier